Réduire les pertes civiles

Appliquer les principes de proportionnalité et de précautions dans l’attaque au Mali : 2013

Dispositions du DIH

Règles fondamentales du droit international humanitaire (DIH) applicables dans cette situation :


Les parties au conflit doivent faire la distinction entre civils et combattants et entre les biens de caractères civil et les objectifs militaires. Les attaques ne peuvent être dirigées que contre des combattants ou des objectifs militaires (principe de distinction).

Les attaques sans discrimination sont interdites, de même que les attaques dont on peut attendre qu’elles causent incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu (principe de proportionnalité).

Les opérations militaires doivent être conduites en veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère civil. Toutes les précautions pratiquement possibles doivent être prises en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, les blessures aux personnes civiles et les dommages aux biens de caractère civil, notamment quant au choix des moyens et méthodes de guerre (principe de précautions dans l’attaque).

Chaque partie au conflit doit faire tout ce qui est pratiquement possible pour :

  • vérifier que les objectifs à attaquer sont des objectifs militaires

  • annuler ou suspendre une attaque lorsqu’il apparaît que son objectif n’est pas militaire ou que l’on peut attendre qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile qui seraient excessives.

Résumé du cas d’étude

En 2013, en raison de l’intensification des combats entre les forces armées et des groupes armés non étatiques d’opposition au Mali, la France a lancé des opérations militaires contre ces groupes d’opposition, en vertu de la Résolution 2085 du Conseil de sécurité des Nations Unies (NU).

Pendant les opérations, à plusieurs reprises, les forces françaises ont restreint leur recours à la force afin d’éviter ou de limiter les dommages causés aux civils. Cela s’est par exemple traduit dans le choix des armes et des tactiques utilisées ou par le fait de renoncer à des attaques qui présentaient un risque élevé de causer des pertes en vies humaines dans la population civile.

Respect du DIH : les points à retenir

  1. En 2013, alors que l’armée française était déployée pour attaquer une station de police sous le contrôle de l’ennemi, un commandant français a fait le choix d’utiliser des calibres 30 mm au lieu d’un hélicoptère armé de missiles, car il considérait que dans cette zone urbaine, les missiles représentaient un risque élevé pour les civils.
  2. À plusieurs reprises, les pilotes d’avions de combat français ont choisi des armes et des munitions qui limitaient les dommages causés au sein de la population civile. Ils ont également renoncé à des frappes planifiées car des civils se trouvaient dans la zone. Une attaque sur des véhicules suspects dans une zone densément peuplée a été retardée jusqu’à pouvoir avoir la confirmation qu’il s’agissait d’objectifs militaires licites au titre du DIH.
  3. Alors que la situation sécuritaire au Mali s’améliorait, le commandement français a adapté ses règles d’engagement pour restreindre encore davantage le recours à la force en exigeant une autorisation à haut-niveau pour toute action à haut risque et en stipulant une tolérance zéro s’agissant des dommages collatéraux.

Ce cas pratique a été élaboré par Laura Di Gianfrancesco, Reine Pfister et Thilo Tesing, étudiants en droit (LL.M.) à l’université de Rome III et sous la supervision de Giulio Bartolini (professeur) et de Tommaso Natoli (assistant de recherche) de la Clinique de DIH de l’université Rome III, avec le concours de Jemma Arman et Isabelle Gallino, étudiantes à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève.

 

A.LES PRÉCAUTIONS PRISES PAR LA PARTIE FRANÇAISE DURANT LES COMBATS

[Source : High Level Military Group, Our Military Forces’Struggle Against Lawless, Media Savvy Terrorist Adversaries, A Comparative Study (2ème édition, février 2016), pages 71-74, [traduction CICR] disponible sur :  http://www.high-level-military-group.org/pdf/hlmg-lawless-media-savvy-terrorist-adversaries.pdf]

 

« […] Le 10 février [2013], une dizaine de terroristes se sont barricadés dans le poste de police de Gao. Le commandant de la Force a envoyé deux colonnes armées, la première pour aider les maliens à neutraliser l’opposition et protéger les journalistes, la seconde pour protéger l’hôtel et évacuer les journalistes qui le souhaitaient. Un hélicoptère équipé d’Euromissiles HOT a été mis à disposition pour bombarder le poste de police, mais le commandant de la Force a considéré qu’une telle action en zone urbaine comportait un risque trop important pour les civils. Ainsi, il a préféré recourir à des obus de calibre 30 mm.

 

[…]

 

Les chasseurs-bombardiers n’ont pas été autorisés à tirer là où le risque de dommages collatéraux était avéré. Le 11 janvier à Konna, un Mirage a utilisé une bombe à retardement pour limiter les dommages collatéraux. Le 17 janvier à Diabaly, un Mirage a effectué une opération au sol pour tirer avec son canon – au lieu de bombarder – afin d’éviter les dommages collatéraux.

 

[…]

 

En conséquence et à plusieurs reprises, des frappes ont été empêchées ou avortées.

Le 16 janvier à Konna, un Mirage a annulé des frappes en raison de la présence de forces françaises à proximité des forces djihadistes.

Le 26 janvier, un Mirage a refusé de bombarder Gao, en raison de la présence de civils.

Le 9 février à Kaoussa, un Mirage s’est abstenu de frapper trois véhicules suspects dans une zone inhabitée, car le pilote n’était pas certain que ces individus étaient des belligérants, puisque la présence d’armes n’avait pas été confirmée. Ainsi, trois hélicoptères ont débusqué les passagers et ont pu constater la présence d’armes. Une fois cette information confirmée, les deux véhicules, qui étaient armés, ont été détruits après autorisation du commandant de la Force.

Il y a eu des exceptions :

Dans les zones urbaines non peuplées, (désert du grand nord), les règles opérationnelles d’engagement (ROE) pouvaient être moins strictes. Dans l’Adrar des Ifoghas, toute la brigade avait, pour une durée déterminée, carte blanche pour tirer sur n’importe quel élément appartenant à des groupes armés. Le 25 février, dans la vallée de l’Ametettaï, (grand nord), les commandants des deux GTIA [Groupements tactiques interarmes] ont reçu une autorisation exceptionnelle : une totale autonomie concernant l’autorisation de faire feu, par tous les moyens, de la part du commandant de la Force. Ce dernier a expliqué cette décision comme suit : « c’est l’absence de population et donc, d’un risque de dommage collatéral, ainsi que le besoin de neutraliser l’ennemi qui se déplaçait, qui m’ont conduit à prendre cette décision ». […]  

 

B.    CONSIDÉRATIONS JURIDIQUES FRANCAISES RELATIVES À LA CONDUITE DES HOSTILITÉS

 [Source : Mme Claire Landais, « Entre l’application du droit et les hostilités, cadre légal et Règles d’engagement », 38th Round Table on Current Issues in International Humanitarian Law, Sanremo, 3-5 septembre 2015, pp. 131-141, disponible sur : http://iihl.org/wp-content/uploads/2019/03/Distinction-IAC-NIAC.pdf]

 

[…] L’état-major des armées (l’échelon stratégique) a développé des projets de règles opérationnelles d’engagement (ROE) destinées aux forces françaises. Avec le soutien de ses conseillers juridiques, l’état-major des armées a défini la nature et les conditions de frappes sur un certain nombre d’objectifs planifiés (centre de commandement, dépôts de munitions, chefs de groupes armés). Dans toutes ces actions, le souci des juristes a été de vérifier que les ROE et les opérations de ciblage respectaient bien les principes du DIH (distinction entre objectifs militaires et biens civils, proportionnalité des frappes, nécessité militaire et principe d’humanité…).

[…]

 

L’application du DIH ne doit pas être vue à mon sens par les opérationnels comme un frein à leur action. Je dirais même, bien au contraire, qu’elle peut s’avérer bénéfique.

 

1.2. Un souci constant : respecter et s’appuyer sur le droit international humanitaire

Un impératif : préserver la légitimité de notre action

 

La liberté d’action du politique et du militaire passe par la légitimité de l’action. Cette légitimité, c’est le fait que l’opération apparaisse comme juste, guidée par des idéaux universels, et respectueuse de nos engagements juridiques internationaux.

 

Cela permet, indépendamment de critères moraux et éthiques également présents, de conserver d’une part la confiance de nos concitoyens, et d’autre part de mobiliser nos alliés.

 

Il convient d’être convaincu que pour atteindre cet objectif, nous devons souvent nous imposer davantage de contraintes que ce qui nous est imposé par les textes, en particulier pour protéger les populations civiles et les biens sensibles dans les territoires, théâtres de nos interventions.

 

Tout usage excessif ou non conforme de la force, que ce soit de la part des troupes françaises ou de leurs alliés, peuvent miner la légitimité d’une opération, et amoindrir la portée et la durée des succès remportés sur le terrain. Cela impose de s’investir et de développer, jusqu’au plus bas niveau d’exécution, une pédagogie adaptée permettant d’expliquer et de faire comprendre les règles opérationnelles d’engagement (ROE). Le soldat déployé sur un théâtre doit savoir très concrètement quelles sont les limites de l’usage de la force quand il est confronté à une situation complexe. Et ces règles de comportement doivent être bien sûr étendues à tous les aspects des opérations (pas uniquement l’usage de la force létale).

 

Le rôle essentiel des LEGAD en la matière

 

Il appartient à nos conseillers juridiques opérationnels (LEGAD) de s’assurer de la bonne compréhension de ces ROE et de pourvoir à la formation, ou de fournir le complément de formation aux contingents déployés. […] Nos planificateurs disposent de directives claires encadrant l’usage de la force létale (en la limitant strictement aux personnes participant directement aux hostilités ou appartenant à des groupes armés organisés, en l’occurrence AQMI et Mujao au Mali […]).

 

[…]

 

Pour des raisons évidentes d’éthique mais aussi de légitimité (j’y reviens toujours), il s'agit d'être extrêmement vigilant. C’est la raison pour laquelle l'usage de la force strictement nécessaire est toujours prescrit aux unités combattantes. Cela signifie un usage de la force souvent minimal, même si le recours à la force létale est évidemment autorisé.

 

[…]

 

Au regard de ce qui s’est passé au Mali, […] il a été nécessaire d’adapter nos ROE à la situation évolutive sur le terrain. […] Elles ont évolué à trois reprises :

 

- Le premier ensemble de règles, qui correspondait à la phase de « haute intensité » du conflit était très coercitif : nous étions en face d’un adversaire déterminé, bien organisé et équipé, et surtout parfaitement identifiable.

 

- Après la bataille des Adrar des Ifoghas, et la destruction du dernier sanctuaire des groupes armés, cet ensemble de règles a évolué afin de restreindre l’action et l’autonomie de l’aviation, pour empêcher notamment tout dommage collatéral.

- Enfin, un dernier état de ROE, dit de « basse intensité » a été adopté à la fin de l’été 2013 pour accompagner le début de la normalisation au Nord Mali. Les recours à des actions les plus coercitives, notamment pour les actions de ciblage, ont alors été remontées à un niveau de décision élevé.

 

Bien évidemment, en phase de stabilisation, des opérations de ciblage moins létales ont été mises en œuvre : il a été demandé aux éléments français de privilégier les captures, la neutralisation ne devant intervenir qu'à défaut, en cas d'impossibilité de capturer.

 

Par ailleurs, une directive de « tolérance zéro » vis-à-vis des dommages collatéraux a été édictée. Notre mission était principalement menée au profit de la population malienne et elle était donc incompatible avec des éventuelles pertes civiles. Et je dois dire que les forces françaises de SERVAL n'ont à aucun moment causé un décès parmi la population civile. Comme je l'ai déjà évoqué, nous avions un besoin impérieux de demeurer légitimes afin d'éviter d’alimenter l’hostilité des populations civiles. […]

 

Discussion

 

I. Qualification de la situation et droit applicable

 

1. Comment qualifierez-vous la situation au Mali ? De quelles informations supplémentaires auriez-vous besoin pour procéder à une telle qualification ? Quelles sont les règles du DIH qui s’appliquent ? (CG I à IV, art. 3 ; PA II, art. 1)

 

2. L’engagement de la France au Mali a-t-il une influence sur la qualification du conflit ? Quelles sont les règles du DIH qui s’appliquent à la France engagée au Mali ?

 

3. La qualification de la situation a-t-elle une importance pour déterminer si le DIH a bien été respecté dans ce cas précis ?

 

II. Conduites des hostilités et principe de précaution dans l’attaque

4. Un objectif militaire est-il protégé d’une attaque s’il est situé au cœur de la population civile ? (DIHC, règle 8)

 

5. Les frappes aériennes ne sont-elles autorisées par le droit que s’il n’y a aucun risque de tuer ou de blesser des civils ? Le fait qu’il puisse y avoir des pertes civiles et une destruction de biens civils induit-il automatiquement une violation du DIH ? Quels principes fondamentaux s’appliquent à toutes les frappes aériennes dans cette situation ? (DIHC, règles 1, 7, 14-21)

 

6. Quelles mesures de précaution ont été prises par la France avant le déclenchement des attaques pour « l’Opération Serval » ? Ces mesures sont-elles allées au-delà de ce que le DIH énonce ? Est-il réaliste d’attendre des forces armées qu’elles aient une politique de « tolérance zéro » vis-à-vis des dommages collatéraux ? Est-il également réaliste de s’attendre, comme le pense Mme Landais, à ce qu’elles imposent davantage de contraintes que le droit ne l’exige ? (DIHC, règles 15-21)

 

III. Eléments contribuant au respect du DIH

 

7. Quelles sont les règles opérationnelles d’engagement (ROE) ? De quelle manière sont-elles développées et définies par le militaire ? Y-a-t-il une obligation juridique, en vertu du DIH, de disposer de telles règles ? Pour quelle raison la formation « jusqu’au plus bas niveau d’exécution » est-elle importante pour s’assurer du respect du DIH ?

 

8. Selon vous, que veut dire Claire Landais lorsqu’elle affirme que l’application du DIH ne devrait pas être perçue comme une limite pour les forces armées mais, au contraire, comme un avantage ?

 

9. Quels avantages et quels risques représente la participation de juristes dans la prise de décisions stratégiques sur le champ de bataille ?

 

10. Pourquoi l’adhésion de l’opinion publique nationale et internationale est-elle primordiale dans les conflits armés ? Pourquoi est-ce que l’argument de la légitimité est un élément si décisif dans l’argumentaire de Mme Landais ?

 

11. Les conduites licites durant un conflit armé sont-elles toutes, elles aussi, nécessairement légitimes ? Quelles est la différence entre la licéité et la légitimité ? Mme Landais considère que la légitimité peut peut-être, parfois, pousser les belligérants à aller au-delà de ce que le droit exige. Pensez-vous que l’argument inverse pourrait aussi être valide ? En d’autres termes, le souci de légitimité peut-il justifier les violations commises ? Pourquoi ?